De Boringe à Paccard, un conte de faits…
Le nom d’Hôtel de Boringe ne fait peut-être pas « Tilt » à votre oreille, mais si je vous dis Maison Paccard, l’étincelle dans votre regard risque de soudainement crépiter ! Vous y êtes ? Face à cette somptueuse demeure qui a tout connu : du silence monacal aux fêtes exubérantes, des grandes crues aux grands crus ! Prenez place dans notre machine à remonter le temps…
Premier arrêt au stand : le Moyen Âge, plutôt sur sa fin. Je vous remets dans le contexte… Après les invasions barbares, ce qui constituait Annecy a été rayé de la carte. Trop d’insécurité, les habitants désertent la plaine pour se réfugier sur les Collines, notamment celle d’Annecy-le-Vieux. Il faudra attendre le XIe siècle pour voir renaître la ville au pied d’une tour de défense, édifiée sur les derniers contreforts du Semnoz.
Annecy-le-Neuf voit ainsi le jour sur les bords du Thiou, et prend des allures de grand village aux maisons de bois. Comme toutes les cités de Moyen Age, Annecy est alors une ville close, cerclée de remparts, pour se protéger désormais des agressions extérieures et envisager l’avenir plus sereinement.
Et le potentiel est là : le lac pour la pêche et le transport de matériaux et denrées, les forêts pour le bois et le gibier, la plaine de Fins propice à l’agriculture, le courant du Thiou idéal pour les moulins et autres dispositifs hydrauliques… Il n’en faut pas plus pour attirer une élite de maîtres artisans, marchands de textile et de fer, avocats et officiers… Bienvenue sous l’ère des comtes de Genève !
En lutte constante avec les évêques de Genève, les comtes finissent, à la fin du XIIe siècle, par faire leurs valises, pour s’implanter à Annecy où ils occupent le manoir de Novel puis, à partir de 1219, leur nouveau château au pied du Semnoz qu’ils agrandissent pour y prendre leurs aises. La ville devient alors la capitale du comté. Voilà pour le décor. On y est.
C’est cadeau !
Propriété des comtes de Genève depuis 1319, l’hôtel particulier à l’angle du Quai et de la rue Perrière, accolé aux remparts, changera de famille en 1545. Angélique de Genève, fille du seigneur de Boringe, épouse alors Henri Pelard, fraichement anobli. Il est issu d’une famille de magistrats originaires de Berne. Ainsi notre Angélique apporte aux Pelard l’Hôtel de Boringe sur un plateau et 2 ou 3 châteaux, des babioles… C’est beau l’amour ! Reconnaissant, le mari tentera aussitôt de rebaptiser l’Hôtel de Boringe en Hôtel des Pelard… Faut bien marquer son territoire ! Non loin de là, la réforme protestante fait rage à Genève. Les catholiques ne sont plus en honneur de sainteté. La messe est dite, ou plutôt interdite. Le 1er octobre 1535, la population chasse le dernier évêque de la cité désormais calviniste qui s’exile alors à Annecy. Dès lors, les évêques de Genève loueront l’Hôtel de Boringe jusqu’à la construction du palais épiscopal (à l’emplacement de l’ancien couvent des Cordeliers) prévu pour la fin du XVIIIe siècle. En 1711, Monseigneur Rossillon de Bernex le quitte précipitamment lors de l’inondation de février où, durant 3 semaines, 2 mètres d’eau recouvrent les rues d’Annecy et provoquent l’écroulement de toute la façade du bâtiment donnant sur le quai, qui sera reconstruite dans la foulée.
Au lendemain de l’entrée des troupes révolutionnaires dans la ville, les catholiques sont de nouveau chassés, - décidément… - églises saccagées, clochers détruits, les couvents deviennent casernes ou manufactures, les prêtres qui refusent de renoncer à leur état, déportés. Quant à notre Hôtel particulier, plus question d’héberger un quelconque culte ! Il sera racheté en 1794 par François Ruphy de Menthon, puis occupé successivement par ses descendants, les familles Frèrejean et De Dianous de la Perrotine. Cette dernière en fera don en 1966 au diocèse pour sa Bourse des Pauvres Clercs, une caisse de retraite pour religieux.
Ce n’est plus un cadeau…
Mais la maison se dégrade et il est temps pour le diocèse de s’en séparer. D’abord pressentie, la ville d’Annecy décline l’offre : trop de travaux ! L‘état de l’Hôtel en dissuadera plus d’un et la vieille ville, à cette époque, est loin d’être attrayante. Tout le monde passe son tour… Il y a bien un petit jeune intéressé… Un môme qui effectue alors son service militaire au 27è BCA. Pour avoir vécu dans les vieux quartiers d’Aix-en-Provence, il a pris goût aux vieilles pierres et en cherche d’autres pour s’installer.
Ce jeune bidasse, c’est Thierry Ceccon (qui fera plus tard carrière dans le BTP notamment). Il a 26 ans en 74 et pas un sou en poche, mais un sacré coup de cœur pour la bâtisse et une bonne dose d’inconscience ! Au culot, il propose au Chanoine Meynet de lui régler 10% de la vente sur le champ, le reste 6 mois plus tard, avec l’idée de trouver, entre temps, d’autres acquéreurs pour l’accompagner dans ce projet pour le moins ambitieux, la bâtisse étant bien trop grande pour lui ! Contre toute attente, le Chanoine accepte. La maison est pour lui. Reste que les 10%, il ne les a pas ! Et compte convaincre son père de les lui avancer. Le paternel lui répond : “Je vais te les prêter, et tu vas les perdre. Ton projet est bien trop fou, mais tu ne viendras plus jamais m’emmerder avec des histoires de promotion ensuite !” Encourageant…
3 semaines plus tard, Thierry, revanchard, trouve un acquéreur de Chambéry ! Et toc ! Sauf que le chèque s’avère en bois… La claque. Et le compteur tourne. “J’t’avais prévenu…” Panique à bord… Mais la bonne étoile se présente en la personne de Jacqueline Paccard qui entend parler de la vente. Son mari a toujours rêvé de vivre dans cette maison. Sauf que la réputation d’André Paccard est déjà sulfureuse. Chat échaudé… a retenu la leçon et se méfie. Le décorateur insiste, veut tout l’immeuble, mais se résigne à contre cœur à ce que lui laisse Thierry, soit 1/5e du bâtiment. Une fois un pied dedans, il arriverait bien à grapiller le reste !
Le 22 août 1974, Thierry Ceccon signe l’acte d’achat et cède un petit bout au décorateur. Petit bout qui deviendra grand… Paccard prend peu à peu possession d’étages que Thierry lâche - à l’exception de son duplex conservé encore aujourd’hui -, et dans son appétit sans limite, rachète tout le pâté d’immeubles jusqu’aux écuries jouxtant l’Hôtel qu’il transformera en piscine ! L’homme aux ressources quasi infinies redonnera au bâtiment tout son faste, jusqu’à son nom…
André Paccard, l’homme XXL
D’André Paccard, on se souviendra les coups de gueule, les coups de cœur, les éclats de voix, de rire, les éclats tout court. De l’exubérance aussi, des soirées folles qu’il organisait dans cette maison, quai Perrière ou sur le Libellule qu’il a créé, de ses excentricités, de son génie créatif… De l’argent qui coulait à flot et de sa formule souvent répétée : “je gagne de l’argent les mains ouvertes. Ce qui passe entre mes doigts, c’est pour les autres, ce qui reste, c’est pour moi.” Un personnage haut en couleur avec un destin hors norme qui fit briller Annecy par-delà mers et océans.
L’homme ne laisse personne indifférent. Il y a les inconditionnels, ceux qui ne jurent que par le style « Paccard », et les autres. Ceux pour qui ses délires, son mépris des règles locales - notamment en matière d’autorisations dont il se passait volontiers pour effectuer les travaux sur sa maison du quai Perrière -, son goût du luxe, ses jets privés et ses réalisations grandioses dans les pays arabes, ne sont que mégalomanie. Mais personne, à Annecy, n’a oublié sa chute, en 1987. Spectaculaire.
Alors architecte en titre d’Hassan II, il se voit confier la décoration de tous ses palais. André Paccard connaît une ascension vertigineuse. Les chantiers qui s’enchaînent, Annecy devenant, contre toute attente, la base arrière du Maroc, avec en point d’orgue un chantier titanesque : 7 mois pour refaire entièrement la Mamounia à Marrakech, 3000 artisans qui travaillent jour et nuit. Et le clash…
Un telex envoyé suite à de soudaines contestations de factures avec ce message : “Je vais venir avec ma tenue de Rambo pour récupérer mon argent”, telex qui a malencontreusement - grâce à l’entremise de personnes bien intentionnées ! - atterri sur le bureau du roi, qui le congédie sur le champ. Un prétexte sans doute. Hassan II étant mis à l’index par le FMI pour ses dépenses indécentes face à la misère de son peuple est contraint de faire des économies. Pour Paccard, c’est la descente aux enfers…
S’ensuivent sa ruine et ses démêlés avec Bernard Tapie, repreneur de tous ses biens, y compris l’Hôtel de Boringe. Son exil en Suisse, ses tentatives infructueuses de se refaire la cerise, son décès à Biot en 1995.
Dans la « Maison Paccard », il laissera des fresques hallucinantes habillant encore les murs d’une des montées d’escaliers (voir page précédente), des vitraux sublimes dans le couloir des appartements réservés aux artistes qui animaient ses soirées, des terrasses non autorisées à l’arrière du bâtiment, une bibliothèque monumentale dans l’un des appartements, et même une somptueuse piscine (aujourd’hui remplacée par le restaurant La Cour 24).
Bernard Tapie ne gardera la maison que 2 ans, sans jamais l’habiter, avant de revendre le tout en 1990 à quelques heureux propriétaires suisses. Qui les revendront à leur tour…
(Merci à Michel Amoudry, Serge Drapier, Thierry Ceccon et Dominique Gay pour leur aide précieuse.)