Le brick is back !
IL ÉTAIT UN PETIT NAVIRE QUI N’AVAIT JA, JA, JAMAIS PLUS NAVIGUÉ… DEPUIS 1930. ET CE N’EST PAS FAUTE D’AVOIR LARGEMENT SAUVÉ LA MISE D’ANNECY PENDANT PLUS D’UN SIÈCLE. ET PUIS… PLUS RIEN. LES BRICKS SE SONT CASSÉS DU LAC ! C’EST À EN PERDRE SES VOILES LATINES. MAIS QUAND L’ESPOIR FAIT VIVRE, ESPÉRANCE RENAÎT… OHÉ, OHÉ MATELOTS ! ON VOUS RACONTE.
Les voiles latines rayées de la surface du lac… Tel devait être leur destin. Mais contre toute espérance et grâce à l’idée un peu barrée d’un homme et à l’audace -voire l’inconscience- d’une poignée d’autres qui ont répondu : «chiche !», l’emblématique Espérance revient à la vie un siècle plus tard. Et sera enfin inauguré en grande pompe début octobre, 2 ans après sa mise à l’eau et quelques déboires…
Oh mon batôôôô…
“Depuis l’Antiquité, le lac d’Annecy a représenté une voie de circulation plus rapide, plus économique et plus sûre que les mauvaises routes qui l’encerclaient”, explique l’historien Philippe Grandchamp. Ainsi, jusque la fin du XVIIIe, les marchandises - raisin, fourrage, bois, tuiles… - étaient transportées à bord de « Naus ». De grandes barques à voile carrée, sans gouvernail ni quille, peu maniables : il fallait choper le vent de dos ou sortir les rames et l’huile de coude ! Mais leur fond plat permettait d’accoster n’importe où, même quand les eaux étaient peu profondes.
De galères en galères…
Mais au Moyen-Âge, la situation quelque peu explosive dans la région, va conduire à donner, notamment à la flotte du Léman, un visage carrément insolite pour de l’eau douce. Les Comtes de Savoie possèdent alors la totalité du littoral lémanique. Tout, à l’exception de l’irréductible Genève. Pour en assurer le contrôle et surtout se protéger des attaques de Berne qui convoite le territoire vaudois, nos Comtes se procurent une flottille de… galères ! On ne fait pas dans la dentelle en ces temps-là ! Est-ce que ça a bien changé d’ailleurs ? Et voilà donc une véritable armada sur le Léman avec batailles navales, pillages et exactions à la clé, et ce, jusqu’au milieu du XVIe siècle. Le calme enfin retrouvé, il faut bien reconvertir nos galères. L’heure est déjà au recyclage !! Comme quoi… ”La forme des voiles latines – triangulaires -, suspendues à une antenne oblique croisant le mât les rendait bien plus maniables que les voiles carrées traditionnelles. Parfait pour le transport de marchandises !”, reconnaît l’historien.
On ne casse plus
de bricks !
“Jusqu’à la Révolution, Annecy était une ville de couvents. On en comptait une quinzaine dans la ville, qui accueillaient notamment les catholiques chassés de Genève par le calvinisme.” Charitables.
Mais avec l’arrivée des troupes révolutionnaires françaises en Savoie en 1792 - autant dire, pas vraiment des grenouilles de bénitier ! -, les nobles et religieux plient bagages, direction Turin. Les couvents se vident en un tour de main, pour se reconvertir… en usines et manufactures, qu’il faut maintenant faire tourner.
Et ça tombe bien, car en 1794, alléluia : on vient de découvrir 2 mines de lignite - un charbon bas de gamme, mais charbon quand même -, au sud du lac, à Montmin et Entrevernes. Une aubaine pour alimenter en combustible toutes ces fabriques nouvellement créées.
Mais encore faut-il transporter ce matériau trop lourd pour nos frêles Naus, qui plafonnent à 6 tonnes max. Or, nos fameuses galères du Léman, peuvent, quant à elles, supporter jusqu’à 40 tonnes ! Et cerise sur le bateau, on peut y entreposer les marchandises directement sur le pont, et pas à fond de cale comme sur nos Naus. Trop pratique !
Ni une, ni deux, le premier « brick » est commandé. Puis 2, puis 3… Au total, ce sont une douzaine de voiles latines qui sortiront des chantiers navals du Léman de 1794 à 1911 pour tremper leur quille aux eaux annéciennes. L’Innocente, la Belle Étoile, la Dame du Lac, la Charbonnière, la Céleste… C’est Espérance 2 qui ferme le bal. L’arrivée du chemin de fer entre Albertville et Annecy, longeant le lac en 1901 (ligne aujourd’hui fermée et transformée partiellement en piste cyclable), la concurrence de la route et l’épuisement du minerai seront fatals aux bricks. Dans les années 30, c’est la claque, ils ont disparu du lac. Fin de l’histoire.
L’Espérance, le retour
Enfin… du tome 1. L’idée d’une suite a germé dans les sillons des vignes de Veyrier, un matin de mars 2016. “Pierre Lachenal m’a fait venir pour me présenter son association «Vignes du Lac». Il s’agissait de voir s’il y avait des synergies possibles entre le vignoble et la Fondation du Patrimoine que je représentais”, raconte Renaud Veyret. “A l’issue de la visite, il me dit, en sortant une vieille carte postale : Et puis mon rêve, un jour, quand je serai vieux et que je ne saurai plus quoi faire, dans 10 ans, quoi (il en avait déjà 70 à l’époque !), ce serait de construire une barque à voiles latines, comme autrefois, pour pouvoir transporter le vin des vignes de Veyrier…” Sur la photo jaunie par le temps, la Comète, grande sœur d’Espérance 2.
Un rêve d’un autre temps…
Quelques semaines plus tard, le représentant de la Fondation réunit un noyau de chefs d’entreprises avec l’idée de monter un club de mécènes. “Autour de la table : Mobalpa, Salomon et Botanic. « Soutenir le patrimoine, why not… Mais sur quel projet ? », ils me demandent… Bah, à la Fondation, on a pas mal de bâtiments religieux qui auraient bien besoin… « Ah non, on n’en veut pas ! » Je m’y attendais un peu… Alors, on a des châteaux, des maisons fortes ? « Oh, c’est trop vieillot ! » OK. Et la cinémathèque ? « Déjà vu ! » J’arrivais à court d’idées et je leur lance, un peu au bluff : on a bien un projet de barque à voiles latines sur le lac d’Annecy… « Mais c’est génial ! En plus, c’est un bateau de marchandises, un projet d’entrepreneurs ! On marche ! »”
Les 3 patrons sautent sur le ponton à pieds joints et embarquent dans leur sillage une trentaine de chefs d’entreprises. 100 000 € sont ainsi débloqués, l’aventure peut commencer. L’association Espérance 3 se jette à l’eau et mise sur un budget d’1,7 million d’euros. Le département et la région sortent alors les voiles (400 000 € chacun), le public est mis à contribution au travers d’une grande souscription (220 000 € seront recueillis par la Fondation du Patrimoine). De quoi déjà se mettre au travail.
À l’arbordage !
Le projet ? La reconstitution à l’identique d’un patrimoine disparu, à partir de plans pour le moins sommaires retrouvés d’Espérance 2 : même ligne et gabarit, quant aux couleurs, “on suppose qu’elle était blanche, rouge et verte, mais ce n’est pas garanti sur facture, juste une libre interprétation d’une dizaine de photos… en noir et blanc !!”.
A l’identique sur le rendu, mais pas sur la méthode. “On s’est demandé : si on avait continué à en construire, comment on aurait fait aujourd’hui ? Il s’agit donc d’une réplique, mais avec les technologies et le savoir-faire d’aujourd’hui. On aurait tort de s’en priver. Rien que le lamellé collé devrait lui offrir une durée de vie bien plus longue”, explique Renaud Veyret.
Identique, à quelques détails près… “Il y aura des haubans, qui n’existaient pas, mais que la législation nous impose aujourd’hui, de même pour les garde-corps et les chandeliers ou encore la motorisation qu’on a choisie électrique, alimentée par des batteries”, quand sur le Léman, on est au diesel. Durant près de deux ans, dans les anciennes forges de Cran-Gevrier, 4 charpentiers de marine vont ainsi travailler d’arrache-pied pour faire renaître l’Espérance.
Bateau sur l’eau…
Le 22 juin 2021, après une traversée périlleuse de la ville - quand on fait 6,70 m de large, la circulation devient épique et les ronds-points impossibles à négocier ! - le bateau touche enfin l’eau…
La trame de cette nouvelle aventure sera patrimoniale, c’est toujours sympa de faire revivre une page d’histoire, mais surtout environnementale : il sera l’emblème de la transition écologique, notamment vers une navigation en tout électrique sur le lac. Mis à part l’effet carte postale, sa vocation première n’est pas de faire voyager les touristes. Il accueillera en revanche des missions scientifiques autour des 3 réserves du lac, et surtout des scolaires pour en faire un lieu de pédagogie et de sensibilisation sur la fragilité de l’eau de montagne confrontée aux changements climatiques. De nombreuses animations seront organisées à quai, ou lors de quelques sorties publiques et autres privatisations - 35 personnes au maximum -, histoire de renflouer les caisses. Faut bien payer les factures et l’association met un point d’honneur à ne demander aucune subvention de fonctionnement.
2 ans plus tard, le Covid étant passé par là, toutes les démarches administratives pour obtenir le Titre de Navigation enfin réglées, et les délais pour décrocher une place de stationnement dans le Thiou, en lieu et place du Libellule écoulés (en un mot, ha ha ha !), on peut sortir les p’tits fours et sabrer une ou deux bouteilles. Espérance 3 va ENFIN être inaugurée, le 4 octobre prochain !
Ohé ohé matelots…